Prix et Expositions

2021

GALERIE MERCIER, PARIS.

2019

Galerie Mercier, Paris.

Espace d’exposition au pied du château de Yèvre-le-Châtel

2018

Musée Robert Dubois Corneau, exposition collective « Dessins Contemporains », Brunoy.

Musée d’art et d’histoire, Louis Senlecq, exposition « Sur le Motif », Isle-Adam.

2015 

Œuvre sélectionnée pour l’exposition du Prix de Dessin Pierre David-Weill, Palais de l’Institut de France, Paris.

2013

Salon International de l’Estampe et du Dessin, Grand Palais, Paris.

2011

Atelier de Lithographie « A Fleur de Pierre », exposition collective. Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition: « Six + 2 Lithographies », Tome 1 et 2. Imprimé sur les presses de l’Atelier «  A fleur de Pierre », en Novembre 2011.

Chiara Gaggiotti


D’UN TEMPS SUSPENDU EN PEINTURE

Au cœur de cette exposition, les Intérieurs permettent de saisir, davantage que les autres œuvres, ce qui caractérise et fait la force de l’œuvre de Chiara Gaggiotti.

D’abord une impression d’ordre et de clarté, avec la prévalence de lignes tirées bien visibles et bien droites, ainsi la série de verticales dans la partie gauche de Vue au miroir. Un sentiment de calme aussi, et de silence : d’un espace confiné, étranger à toute espèce d’agitation, dans l’attente d’on ne sait quoi. Mais, au contraire des intérieurs des peintres hollandais du XVIIème siècle, d’un Pieter de Hooch ou d‘un Samuel van Hoogstraten, ou, bien plus tard, de la plupart de ceux du Danois Vilhem HammershØï, il n’y a nulle figure ici, assise ou debout, dont la solitude est parfois exacerbée par le fait d’être représentée de dos et par l’éloignement qu’assure l’enfilade des pièces. Une telle différence est importante car le spectateur n’a plus alors le sentiment de surprendre quelqu’un, et par suite la gêne d’un certain voyeurisme, ou le bonheur délicat de partager un moment rêveur, mais celui de rencontrer le vide et le silence d’un monde figé, devenu mystérieux. Un monde qui, pour Chiara Gaggiotti, est au contraire très familier et vivant puisque c’est celui où elle vit et travaille (et peint donc ces œuvres), mais qui est aussi celui qu’elle ne peut ni ne pourra jamais voir tel qu’il est : celui qui, laissé à lui-même quand elle n’y est pas, demeure immobile, dans le silence mais nullement imaginaire. Sans doute y a-t-il là quelque chose de singulier, une inquiétude latente dans ce désir de saisir et de « représenter » une absence de soi-même, et non pour laisser place à quelque irréelle rêverie que ce soit, – à moins de concevoir possible chez l’artiste une sorte d’objectivité merveilleuse, qui lui permette de voir son cadre de vie débarrassé de tout affect personnel, tel qu’un étranger le découvre peut-être un instant, et qui aboutisse non pas à un hyperréalisme, mais à un réalisme discrètement sublimé, dont le charme paraît sensible dans des œuvres plongées dans la lumière unie de la mémoire, comme Le Couloir ou La Baignoire IV.

On remarque toutefois, accrochés aux murs de ces Intérieurs, des tableaux ou des miroirs qui leur donnent un autre sens, à la fois plus riche et plus complexe ; ainsi, dans Vue au miroir, l’un des autoportraits de l’artiste apparaît dans un miroir, devenant une image dans l’image dans l’image ; et plus étonnante, dans Grand Spilliaert*, sur un mur nu, la reprise bien visible d’un autre de ses Intérieurs, La Nappe jaune, telle une petite fenêtre imaginaire entre une porte et une « vraie » fenêtre. Ailleurs, dans la Grande vue entrée, on retrouve Petit Spilliaert et c’est encore une fois une image dans l’image dans l’image. Partout donc ce que l’on appelle une « mise en abyme », accentuée par la grande fenêtre de l’atelier donnant sur la cour intérieure, où toutes les petites fenêtres des appartements en vis-à-vis prennent elles-mêmes l’aspect d’œuvres accrochées, c’est frappant dans Petit Spilliaert, où la reproduction de l’œuvre du peintre belge paraît presque sur le même plan, et presque du même format, que les trois fenêtres dans la cour, à droite. La célèbre phrase d’Alberti**, dans son De Pictura, revient alors en mémoire : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire. » Sauf qu’ici, il n’y a pas, il n’y a jamais d’« histoire », ou plutôt l’histoire n’est rien d’autre que la multiplication des cadres de représentation, où, si quelque chose est représenté, ce quelque chose ne retient pas, ou très secondairement l’attention, quand même c’est une œuvre d’art. Ce qui compte, ce sont toutes les lignes des portes et des fenêtres, celles des panneaux de menuiserie des portes, et des croisillons et traverses des fenêtres, ou encore celles des lattes du parquet, ou des cadres des images aux murs, et l’on peut même distinguer celles de quelques autres cadres à travers les fenêtres des appartements donnant sur la cour. Toutefois, il faut noter que cet aspect rigide et orthogonal de la composition des œuvres se trouve adouci par de subtiles harmonies de couleurs qui pourraient être froides mais ne le sont pas, de blanc gris, de bleu vert ou de vert, avec souvent l’apport du beau brun luisant du parquet. 

Comment comprendre cette multiplication de droites, horizontales, verticales ou obliques, ces constructions de lignes qui structurent si fermement la toile, la contraignent aussi bien que ses propres dimensions, et créent le plus souvent une profondeur où le regard peut se repérer ou  s’égarer, comme si les lieux les plus familiers, les plus rassurants, conservaient toujours en eux une irrémédiable étrangeté ? Doit-on y surprendre une inquiétude diffuse de l’artiste, déjà sensible dans la série de ses Miroirs de 2019, le souci d’arrêter et de maîtriser une vision qui menacerait de se défaire, se dissoudre, comme il arrive dans certaines œuvres impressionnistes (les mauvaises) ? Ou bien n’est-ce pour elle que le jeu de montrer et dénoncer l’illusion de la représentation, et de prévenir avec douceur : Prenez garde, voyez-vous, vous êtes ici devant un cadre, oui, rien d’autre ni de mieux qu’une image encadrée ! Ne vous y fiez pas trop, ne vous laissez pas prendre.

Pourtant, l’impression produite par cet ensemble de toiles n’est pas exactement celle-ci, et si l’on y sent bien le désir d’un regard déshabitué, ou renouvelé, ce n’est jamais pour en venir à une démonstration abstraite. En fait, le regard semble hésiter entre des perspectives fuyantes ou des parties quasi vides, où rôde une angoisse latente de l’espace, et des éléments rassurants par leur simplicité ou leur caractère décoratif. La Vue de l’atelier de 2019 et la Grande vue de l’atelier de l’année suivante fournissent l’une et l’autre un bon exemple de cette perception partagée : d’une part, sur la gauche, une paroi nue, qui parle aussi bien de la lumière que du vide ; d’autre part, au fond, une pièce ornée d’un beau tapis au sol et de peintures au mur – qui apparaissent aussi au premier plan, vues de biais à droite, dans le tableau de 2020. Ailleurs, d’une part, sans aucun décor, un Petit intérieur carré ou telle ou telle œuvre parmi les plus récentes (La Chambre claire, L’Entrée 3), lieux de portes ouvertes, entrouvertes ou fermées, lieux de passage que l’on dirait inhabités ; d’autre part, en vue frontale, une pièce tout encombrée d’images et de choses familières, dans La Lampe, avec de courtes perspectives rejetées sur les côtés. Mais ici et là, la même inquiétude, exprimée de deux manières opposées. Or, il arrive parfois, imprévisible, qu’un bel équilibre s’établisse entre les deux, ainsi dans Grande vue entrée et dans L’Entrée, les œuvres certes les plus « classiques » de l’exposition, qui d’ailleurs se répètent assez curieusement, et l’on dirait qu’elles sont ici portées par un désir clair de l’artiste de marquer le lieu, de l’habiter en y mettant en évidence, les deux fois, au premier plan à droite, une œuvre différente d’elle, même si l’une et l’autre restent, en un sens, sur le seuil. La pensée vient alors que Chiara Gaggiotti conçoit et réalise son travail d’artiste comme le rêve toujours repris de franchir ce seuil imaginaire et de revenir là, d’où elle s’est d’abord imaginairement absentée. 


En faisant et refaisant le songe raisonnable de voir vraiment, ce qui ne veut pas dire sèchement ni froidement, son appartement–atelier, en imaginant s’en absenter ou n’y demeurer présente qu’en image, par telle ou telle de ses œuvres, ou mieux, tel ou tel petit autoportrait, l’artiste cherche à comprendre l’ordre profond qu’elle y a réalisé, et qu’elle aime en lui : à la fois ce qu’elle a fait de lui pour s’y reconnaître et y vivre heureusement, mais, malgré tout, l’étrangeté qui se maintient en lui, irréductible. Au reste,  ne s’agit-il pas là, en plus d’un sens, de la visée ultime de toute peinture figurative : en se défaisant des habitudes tôt acquises du regard, tenter de rendre à nouveau émouvante la présence du monde, tout en reconnaissant ce qui en lui ne laisse pas d’échapper ?

Il n’est pas surprenant qu’une telle approche, à un moment ou à un autre, presque infailliblement, conduise l’artiste à se représenter elle-même, à s’interroger sur sa propre présence réelle dans ce monde qu’elle a si bien structuré autour d’elle. Mais il est remarquable qu’alors le tableau soit de petites dimensions et surtout révèle une hésitation, ici encore : car si la figure paraît toujours bien circonscrite, dans l’encadrement tantôt d’une porte (dans les Autoportraits n°9 et n°18), tantôt d’une fenêtre (dans les Autoportraits n°6 et n°10) qui apparemment lui apporte  un appui nécessaire, quelque chose qui la tienne, lui évite de flotter dans l’espace, en même temps elle se détourne souvent du spectateur – ou, quand elle lui fait face, reste dans un avant-plan si bien séparé d’une pièce au fond, où brille une lampe, ou de la cour intérieure, qu’elle semble appartenir à un autre espace. En outre, par deux fois (dans les Autoportraits n°13 et n°15), l’attitude de l’artiste exprime une sorte de frilosité ou, cette fois encore, d’inquiétude, que la gravité de son visage accroît, ce qui suggère que, au contraire des figures dans les tableaux de Bonnard ou de Vuillard par exemple, son intégration dans cet espace qui lui est pourtant si familier, s’avère difficile, pour ne pas dire impossible. Et l’on en vient à croire que c’est parce qu’il relève d’une autre rêverie, décidément inhabitable, ou que seule la peinture peut habiter.   

De toute la série, seul l’Autoportrait n°18 parvient à réussir une synthèse, d’ailleurs surprenante, des deux rêveries. En effet, l’opposition paraît résolue entre elles, la figure se tournant vers un mur qui serait nu sans la présence des trois petites images bizarrement accrochées tout près de l’interrupteur, – et l’on croirait volontiers, peut-être à tort, que l’artiste a hésité à les y ajouter. Quoi qu’il en soit, si elle reste à l’extérieur de la pièce du fond, une intégration a lieu ici, qui passe par le regard sans doute inquiet qu’elle porte sur son travail. Elle regarde ses petites œuvres, qui peinent à lutter contre l’étendue morne et amorphe du mur, et s’interroge. Il y aurait ainsi des lieux qu’une simple lampe allumée rend vivants, mais à l’écart, hors de portée dirait-on, et des murs apparemment morts, et entre les uns et les autres l’artiste cherchant une voie. Chiara Gaggiotti aborde en fait la difficulté que tous les peintres figuratifs finissent par rencontrer un jour ou l’autre, celle d’accorder harmonieusement la figure humaine à un cadre matériel qui lui reste au fond étranger.

Paradoxalement, cette question de l’intégration de la figure humaine se pose aussi dans les vues que l’artiste a peintes de Rome, car l’on s’étonne de n’y distinguer pas la moindre personne, ni dans les rues ni sur les places ou les terrasses, ni même une seule voiture garée dans Flaminio ou Via Gioia, sans qu’aucune impression ne s’impose d’une cité abandonnée, ni le désir d’exprimer un sentiment de désolation ; en fait, dans des  œuvres aussi composées que Près de San Teodoro ou Via Gioia, l’apparition de figures ne ferait jamais que distraire l’attention en leur ajoutant une actualité et une dimension narrative (Corot « vide » de même beaucoup de ses tableaux d’Italie) étrangères à la lenteur de leur temps d’exécution réel ainsi qu’ à leur visée profonde, et imposerait des ajouts artificiels. Mais si Chiara Gaggiotti traite ainsi la ville sur le motif, tel un paysage en un sens hors du temps, et si l’on peut d’ailleurs retrouver là son intérêt premier pour l’architecture, qu’elle étudia, on ne perçoit nullement de vague mélancolie dans ses vues urbaines, mais à nouveau une inquiétude bien contrôlée, qui se manifeste de deux façons : par la multiplication des détails exactement rendus, ainsi la multitude de fenêtres qui animent et structurent la composition du panorama du quartier Flaminio ; ou par l’intérêt porté aux  terrasses parsemées d’antennes, le regard tendant alors à s’élever et rejoindre l’infinité du ciel, et le volume vide et ouvert que dessinent les montants métalliques du gazomètre de Via Gioia 3 paraît signifier une telle échappée. Comme dans les vues intérieures de son appartement, l’artiste s’attache à suggérer un ordre qui ne serait pas celui du temps, ou qui en dirait l’illusion, et l’on en revient à une perception du monde jamais tout à fait exempte d’une crainte, consciente ou non, de le voir se dissoudre et disparaître. 

Aussi est-il remarquable que, dans les trois paysages de Sardaigne, qui se distinguent des autres œuvres de l’artiste par la complète disparition non seulement, cette fois, de toute présence de l’homme, mais de tout ouvrage humain – pas la moindre cabane, pas le moindre toit, pas la moindre clôture –, Chiara Gaggiotti use d’une touche plus libre, plus emportée, comme si le caractère massif et sauvage des rochers leur épargnait la dissolution promise aux constructions humaines, et par là n’inquiétait plus, n’exigeant pas un ordonnancement qui les tiendrait. À cet égard, cette série de paysages, si différents des peintures d’intérieur de l’artiste, peut aussi bien en définir, sur un mode poétique, l’aboutissement que l’origine. Et au cœur de l’économie propre de l’œuvre, de son exigence sévère, se découvre alors un lyrisme inattendu, à la fois craint et désiré. Craint parce qu’il permet aujourd’hui toute espèce d’effusion et de débordement sans toujours beaucoup de sens ; désiré parce qu’il ouvre à l’exercice de la peinture elle-même, de la matière peinture, des voies sans doute plus immédiates, sinon heureuses.

Alain Madeleine-Perdrillat, janvier-fevrier 2021



* L’œuvre montre une reproduction de Femme près de la mer, de Léon Spillaert, vers 1909, lavis d’encre de Chine, pinceau et crayon de couleur sur papier, 65,2 x 50,3 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten.

** Leon Battista Alberti, De Pictura (1435) / De la Peinture, traduction française de Jean-Louis Scheffer, Paris, éditions Macula, 1992, p. 115.

 

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