Gilles Seguela
Texte d’Alain Madeleine-Perdrillat - Février 2018
« La peinture est une fenêtre ouverte sur le monde », écrivait Alberti au XVe siècle, dans son traité De Pictura : or, de ce propos nous ne retenons le plus souvent que la belle idée d’ouverture sur le monde, en négligeant la mention très concrète de la fenêtre,soit celle du cadre bien rigide formé par la surface de la toile,ce cadre invisible qui non seulement découpe un détail parmi tout ce que l’on voit dehors, en pleine nature ou dans la rue, mais l’écarte, le tient à distance. Puis une fenêtre n’est pas toujours ouverte.Certes, une chose est de peindre un arbre vu à travers une fenêtre, une autre en se tenant à côté, dehors, et, d’une situation à l’autre les impressions et les émotions diffèrent, - pourtant, dans les deux cas, il y a toujours ce cadre qui vient réduire le champs visuel, et qui, en même temps qu’il permet d’isoler le motif, de concentrer l’attention sur lui, fait renoncer à toute idée de fusion avec lui, en lui, comme ont pu le rêver, grâce à la seule force de la couleur, les Fauves ou certains peintres qui, sans être abstraits, se voulaient non-figuratifs. Évident aussi est le fait que les très grands panneaux des Nymphéas de Monet comme, à leur suite, ceux dits all over, de la peinture américaine, suggèrent un dépassement des limites imposées par un cadre et révèlent donc du même rêve.
Rien de tel chez Gilles Seguela, qui ne perd jamais de vue, et souvent rappelle, cette réalité du cadre si opposée à toute illusion et, en un sens, à toute effusion plus ou moins lyrique : tout au contraire, dans ses dessins et tableaux, ce qui frappe toujours au premier abord est un certain éloignement du monde. Ainsi, quand même le motif paraît tout proche, un petit bouquet de fleurs dans un vase, le tronc d’un arbre, il reste étrangement séparé. Assez souvent même, il est vu à travers une fenêtre, triplement encadré donc : par les bords de la toile, par le dormant de la fenêtre et par les croisillons qui en séparent les vitres. Entre l’artiste et ce qu’il peint, une distance irréductible est reconnue et montrée, que l’on peut comprendre de différentes façons : soit comme une volonté de ne pas rester à une impression immédiate, vécue comme illusoire ; soit comme l’effet d’une résistance ou d’une réticence du motif, qui tendrait sans cesse à se dérober à la prise du regard et à toute forme de représentation. Se révélerait ainsi, pour le dire autrement, une sorte d’incompatibilité nouvelle entre le motif « réel » et l’artiste, rompant avec une longue tradition heureuse de la peinture de paysage, dont l’impressionnisme et le succès universel qu’il obtint vite auprès du grand public marquent l’aboutissement. En fait, ces interprétations se rejoignent si l’on admet qu’avec le triomphe de la photographie et après plus d’un siècle d’art abstrait, le motif ne peut plus s’offrir comme jadis, simplement, presque ingénument, et que, pour l’approcher, la méditation et la contemplation seraient donc moins un désir ou un choix qu’une nécessité. On se souvient de Cézanne disant à Émile Bernard : «Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface », ou à Vollard, plus douloureusement : «Comprenez un peu, le contour me fuit ». Et sans doute faut-il songer aussi à l’acharnement de Morandi, qui expliquait à Eduardo Roditi que « rien ne peut nous paraître plus irréel ou abstrait que ce que nous voyons de nos propres yeux », et qui, ajoutait-il, « n’existe pas vraiment tel que nous le voyons et le comprenons ».Souvent cet effet de séparation est accru par quelque chose de diffus dans le rendu des formes et du « milieu » où elles paraissent : le dessin ne les cerne jamais durement et la lumière reste indécise ; elles semblent émerger pour venir prendre place, sans insistance dans cet ailleurs irréel que la toile ou la page constitue - ainsi, par exemple, au premier plan du fusain intitulé Arbre tombé et dôme ou dans certaines études de Branches dans l’eau, au fusain également, qui font voir les vergeüres du papier, lesquelles créent aussi une séparation en dessinant les fins montants d’une sorte de fenêtre, et en défaisant toute espèce d’illusion réaliste.De même, dans plusieurs huiles montrant la Seine et les falaises qui la bordent aux Andelys, la présence « brute » de la matière picturale est rappelée par de longues coulures non effacées, et celle du support par la trame de la toile, que le peu d’épaisseur de la peinture laisse deviner. Contradictoire pourrait paraître ce double désir d’à la fois dénoncer l’artifice des images figuratives, en montrant bien qu’il ne s’agit que d’images et de rien d’autre et de représenter, malgré tout, un site aimé, de le célébrer en y revenant sans cesse. L’oeuvre retend vers celui qui la regarde et tout aussitôt se reprend, presque se refuse. Bien étrange est au fond cet aspect retenu ou discret (un mot qui signifie aussi : « séparé, divisé, interrompu, discontinu ») de nombres d’oeuvres de Gilles Seguela, que l’on dirait portées par le voeu secret sinon d’être oubliées, du moins de se tenir à l’écart, ne pas jamais forcer l’attention. S’il y a eu pour l’artiste difficulté à voir le monde, il y aura pour qui regarde l’oeuvre un même effort à produire. On se trouve là à l’opposé de tout ce qui bouleverse formes et couleurs en ne cherchant qu’à provoquer une émotion immédiate, c’est-à-dire loin de tout expressionnisme, quand même l’énergie de la touche et le choix de certaines couleurs fortes, ainsi parfois d’une gamme étonnante de rouge orange violacé, pourraient y conduire.
Le motif gardant toujours ainsi ses distances, échappant à ce que serait la saisie heureuse, « une bonne fois pour toutes », d’une image réussie (ou d’une photographie), Gilles Seguela y revient sans cesse, le reprend et le varie ; c’est aussi qu’en un sens son importance reste secondaire et qu’il y recherche d’abord quelque chose de proprement pictural, soit autre chose qu’une simple représentation : tout un jeu de tensions et d’accords entre des formes, entre des couleurs. Quand il dessine ou peint le dôme du vieil hôpital Saint-Jacques, au Petit-Andely, ce qu’il montre est moins le témoin d’un lieu, un monument, qu’une forme régulière, harmonieuse, qui vient s’opposer aux formes désordonnées de la nature, de sorte qu’il n’hésite pas à rapprocher celles-ci de celle là au prix d’une sensible contraction de l’espace, on le voit bien dans la série de petites huiles montrant le dôme derrière l’île du château, où les lignes chaotiques des branchages au premier plan sont transcendées, dirait-on, par les belles courbes du dôme et la verticale impérieuse de son lanternon. S’opposent aussi, parfois avec vigueur, certaines couleurs, comme le vert sombre de la végétation et le blanc des falaises de craie au bord de la Seine, c’est très frappant dans un Paysage au dôme de 2006 où ce blanc est traité comme une sorte d’aplat, qui presque quitte la composition pour venir sur le devant, pour à la fois la structurer et la déréaliser. Ailleurs, il ne s’agit plus d’opposition mais d’accord : ainsi dans Paysage sur l’eau avec la Seine, les falaises et le dôme, les frondaisons des arbres au-dessus desquels paraît le dôme de l’hôpital ont toutes quelque chose de massif et d’architectural, qui porte et « annonce » l’élévation idéale du bâtiment. Sans céder à quoi que ce soit d’imaginaire, la représentation se plie donc aux exigences propres de la composition, et le peintre, nullement inféodé au motif, prend les libertés qu’elle exige en termes d’espace, de couleurs et de lumière. Il n’en demeure pas moins - et ce point n’est pas indifférent - que les éléments retenus dans l’oeuvres sont « respectés », la forme exacte du dôme comme celle de tel ou tel branchage très certainement observé avec précision.
Deux « principes » se retrouvent ainsi à la base de la vision que Gilles Seguela porte sur le monde, et de ce qu’il en exprime dans ses oeuvres : l’impression d’en être tenu à l’écart ou à distance, d’une part, et le recours constant, d’autre part, peut être pour y pénétrer, à tout un jeu sensible d’oppositions ou d’accords entre les principaux éléments de chaque représentation. Souvent repris, le motif de la fenêtre est à cet égard exemplaire dans la mesure où il marque clairement une séparation, on l’a dit, mais oppose non moins clairement l’irrégularité des formes des branches de l’arbre dehors, dans le jardin, à la rigueur orthogonale des montants et traverses de la croisée.
Il arrive par ailleurs, et cela confirme une relation difficile avec les motifs qui le retiennent, que Gilles Seguela en serre certains de très près, les isole pour s’attacher à eux dans tous leurs détails, durement, comme dans la série de fusains, de petites huiles et de gravures montrant la partie haute de troncs de platanes défeuillés, souvent sur un fond neutre ou d’un tendre bleu clair, avec un peu de rose, qui rend plus sensibles à la fois le caractère rugueux, contracté, des grosses nodosité de l’arbre, et l’élan des rameaux et fines ramilles qui s’en échappent vers la lumière. Telle une fleur improbable, semblablement, la Souche au bout de la petite île est à la fois le reste d’un arbre mort et une singulière explosion de vitalité. On trouve là, saisie à l’origine dirait-on, au sein même de la nature, une nouvelle opposition entre des formes durcies, repliées sur elles-mêmes, comme pétrifiées, et d’autres pleines d’allant, qui expriment un mouvement irrépressible. Presque toujours, il y a quelque chose qui rompt ce qui d’abord paraîtrait tranquille et harmonieux, et vient substituer une rêverie inquiète sur la destruction, la disparition ou la mort, à ce qui pourrait n’être qu’une heureuse contemplation. En témoigne aussi l’étonnante série des Blockhaus cap Ferret, qui s’étend sur plus de dix ans : ces restes abandonnés du Mur de l’Atlantique, certains effondrés dans le sable ou dans la terre, d’autres à demi noyés, dont l’absurde présence vient rompre les magnifiques irrémédiable, qui, plus que l’Histoire, serait le simple écoulement du temps. (Et je me prends à songer à la visite du fort de Breendonk, au début d’Austerlitz, ce roman de W.G Sebald dont la poétique du temps, si l’on peut dire, me paraît proche de celle, silencieuse, des oeuvres de Gilles Seguela).
Si les natures mortes semblent au premier abord occuper une place relativement réduite dans l’oeuvre de l’artiste, elles sont révélatrices de sa relation complexe avec les motifs : c’est tantôt l’allure désarticulée d’une seule coloquinte sèche, dédoublée par son ombre et curieusement perdue sur une étendue déserte, tantôt, plus traditionnellement disposés sur un même plan, Deux coings isolés, presque désolés ou bien quelques fruits et objets dont les formes ne s’accordent pas vraiment, s’opposent même, en laissant aux nuances de gris du fusain ou à celles d’une gamme restreinte de couleurs le soin de les assortir, comme dans les deux versions de la Nature morte aux trois poires et deux flacons. Les nombreuses Branches dans l’eau ou sur l’eau sont aussi, pourrait-on dire, de véritables « natures mortes dans la nature ». De même que les têtes de platanes sans feuilles, déjà citées, où le plan habituel est remplacé par un fond de ciel étale de couleur irréelle ; et de même encore, les blockhaus à demi ruinés sur les plages désertes du bassin d’Arcachon peuvent-ils être vus comme de monstrueuses et bizarres natures mortes. En fait, il existe une tentation quasi générale de la nature morte dans l’oeuvre de Gilles Seguela - et quand celui-ci se prête,comme dans les nombreuses vues d’un méandre de la Seine, au bonheur d’un rendu très ouvert de l’espace, un vide vaguement inquiétant s’y maintient, souligné par les blancs des falaises de craie ; aussi bien ses Paysages sur l’eau les plus dépouillés sont-ils souvent repris avec, surgi au premier plan, un enchevêtrement de branchages qui en obstrue et complique la vue comme à plaisir. D’une autre façon mais dans le même esprit, le peintre intègre parfois une nature morte dans un intérieur, devant la fenêtre habituelle à travers laquelle se voient des troncs et des branches. Dans la série récente (2016) montrant Trois coings devant la fenêtre, cette recherche d’une mise en espace « réel » d’une nature morte - au fond assez rare dans la tradition, en ce sens que la nature morte à proprement parler ne constitue pas ici un simple détail de l’oeuvre mais occupe tout le premier plan et pourrait très bien se suffire à elle-même - paraît une manière de conjurer cette impression de vide et de fausseté, ce malaise que le caractère artificiel du genre peut susciter, ce qui arrive dans telle ou telle Coloquinte gravée par le peintre, comme d’ailleurs dans les natures mortes de Morandi, où l’on croirait qu’avec leurs couleurs accordées les objets se serrent les uns contre les autres pour se rassurer, se réchauffer, résister au grand vide qui les entoure et les menace, en vérité une forme de néant.
Cette recherche d’intégration de la nature morte se révèle d’autant plus singulière qu’elle aboutit à une oeuvre où celle-ci, les trois coings posés sur la table, auprès d’une chaise vide qui parle d’absence, acquiert une vie inattendue par leur position instable, presque en équilibre, par le fait précisément qu’ils ne reposent pas mais au contraire semblent un peu flotter dans l’espace, et par la couleur jaune vif de deux d’entre eux, qui s’oppose aux tonalités assourdies des gris, des bruns et des orangés les environnant. D’une manière quasi paradoxale, qui célébrerait discrètement le travail merveilleux de la peinture, la nature morte échapperait à sa détermination. En manifestant un désir profond du peintre : celui de redonner vie et intériorité, par la force de la seule peinture, comme un recours, à ce qui est laissé au dehors ou aux lointains, et paraît mort. De sorte que l’on peut se demander si, dans les oeuvres de Gilles Seguela, tous ces motifs qui servent à distancier et séparer, les fenêtres fermées comme les réseaux inextricables de branches et de branchages, ne témoignent pas simplement, au-delà d’une perception mélancolique du monde, d’une difficulté nouvelle à voir une nature rongée par la surabondance des images réputées - exactes - fournies par les photographies et les films, et de plus en plus réduite par l’essor de la civilisation - et donc de la recherche inquiète,sans illusion, d’une voie neuve qui rendrait au regard un peu de la fraicheur de celui des paysagistes de jadis. Une telle confiance en la peinture rassérène aujourd’hui.